Bonjour à tous,
Voici la nouvelle envoyée sur le site Je deviens écrivain.
Il pourrait bien neiger
Je vous propose de lire ma proposition de nouvelle.
C'était la veille de
Noël. Depuis une semaine, un flot continu de petits flocons tombait
du ciel, s'amoncelait sur les branches dénudées et les décorations
lumineuses des jardins du lotissement « les Clos Fleuris »,
dans la banlieue parisienne.
Assis à la table de la
cuisine, Pierre Charbonnier regardait sans les voir les guirlandes
clignoter, les personnages s'animer et saluer. D'un geste las, il se
leva, ouvrit le réfrigérateur, versa le contenu d'une brique de
lait dans un mug blanc décoré de l'inscription : « Meilleure
maman ». Puis il pressa les oranges, mit deux tranches dans le
grille-pain et sortit le bocal de confiture. A 7 heures 30, en
entendant la porte de la chambre s'ouvrir, il se prépara à voir la
silhouette menue de son épouse dans l'escalier.
Son « bonjour
chérie » resta comme d'habitude sans réponse. En silence, il
but son café, regardant du coin de l'œil sa femme ouvrir la boîte
de médicaments et ingurgiter deux pilules. Refrénant sa colère, il
se força à rester calme. Ses recommandations ne serviraient à rien
de toute façon. Au bout de cinq minutes, sans un mot ni un regard
pour lui, Claire se leva, remonta les escaliers de la même manière
qu'elle les avait descendus, et referma la porte de la chambre.
Sans bruit, il débarrassa
la table et ramassa les miettes. Puis, il fit chauffer le biberon
d'Elsa. Voir la frimousse de sa fille de trois ans au réveil était
la dernière chose qui le faisait encore tenir. En portant son petit
corps endormi du lit jusqu'à la chaise haute, il repensa à la
naissance d'Elsa et aux moments qu'ils avaient passés en famille,
tous réunis. Bon Dieu, se disait-il parfois. Si seulement on pouvait
retrouver Anna. Si seulement nous pourrions être tous réunis, une
fois de plus.
La petite avala goulûment
son biberon, les mains serrées autour du récipient. Elle regarda
avec curiosité son père ouvrir la porte d'entrée et revenir en
courant, un exemplaire du journal sous son bras emmitouflé dans un
gros anorak vert. En voyant les flocons amassés sur son crâne, elle
rit aux éclats et voulut en goûter un. Le contact glacé de la
neige sur sa langue lui fit froncer les sourcils puis elle remit le
biberon dans sa bouche, comme si de rien n'était.
« Brave petite »,
pensa Pierre en commençant sa lecture. Il lut dans les grandes
lignes les actualités mondiales et nationales, passa les annonces et
s'attarda sur la page des sports. Quand il eut fini, il referma le
quotidien. Une immense affiche emplissait la dernière page. Dans un
décor féerique, la Reine des neiges souriait et pointait du doigt
une inscription en lettres dorées : « Spectacle le 24
décembre à partir de 10 heures au centre commercial les Belles
Feuilles. Venez nombreux partager la magie de Noël. »
Il sourit malgré lui. Ce
serait merveilleux d'y aller... Elsa serait si contente... Mais
Claire ne voudrait pas. Elle allait certainement passer sa journée
au lit comme d'habitude, se lever vers cinq ou six heures, préparer
le dîner et manger sans un regard pour lui et leur enfant... S'il
avait le malheur de faire une remarque sur son manque d'effort le
soir du réveillon, il aurait droit à la crise de larmes habituelle.
Patience et communication. N'était-ce pas là les deux clés d'un
mariage réussi ? La patience, j'en ai à revendre, pensa-t-il
amèrement. Quant à la communication... C'était difficile de parler
à un mur... Comment faire quand tout lien est rompu, se
demanda-t-il. Comment se comporter quand tout effort est vain et
inutile ?
Avec désarroi, il
repoussa le journal et fixa, rêveur, les contours bleus et blancs
des montagnes enneigées du dessin de Disney. Des bruits saccadés le
firent revenir à la réalité. C'étaient ceux de sa fille. Elle
avait posé le biberon sur le porte-gobelet de la chaise haute et
émettait de petits cris ressemblant à des « heu »
empressés. Son regard allait de son père à la représentation de
la Reine des neiges. A trois ans, Elsa ne parlait toujours pas mais
savait parfaitement se faire comprendre. Il soupira, voulut inventer
un mensonge, s'excuser une nouvelle fois, mais la colère étouffée
ces derniers mois le submergea. Jouer la comédie et voir la
déception habituelle dans les grands yeux noisette de sa fille lui
parurent insurmontable en cette veille de Noël. Son regard parcourut
rapidement le salon. Depuis deux ans, aucun sapin ni guirlande ne
venaient garnir la maison à l'approche des fêtes. Pas une seule
couronne de gui et de houx ne fleurissait la table. La crèche en
bois et les accessoires restaient confinés dans une boîte au fond
du grenier. Ça ne pouvait plus durer.
D'un geste décidé, il
détacha Elsa et mit en marche un DVD. Puis il grimpa quatre à
quatre l'escalier, ouvrit la porte de la chambre. Avant même que
Claire ne puisse se retourner et émettre ses protestations
habituelles, il tira d'un coup sec les rideaux et saisit le premier
jean dans l'armoire. « Habille-toi, ordonna-t-il d'une voix
froide et sans émotion. Nous sortons. »
*
Lou regardait pensivement
par la lucarne le froid paysage d'hiver et essayait de ne pas
entendre les craquements derrière la porte. Tous les matins, c'était
le même rituel : elle se levait à l'aube, saisissait sa robe
de chambre et s'asseyait près du chauffage. Elle restait parfois
pendant des heures, guettant les pas de l'homme dans l'escalier,
frissonnant davantage à mesure que le bois grinçait, que le bruit
des semelles en caoutchouc se rapprochait. Chaque fois que la clé
tournait dans la serrure et que la poignée s'abaissait, elle sentait
son cœur battre plus vite, ses mains devenir moites, sa gorge se
dessécher. Depuis le jour où l'homme l'avait forcée à monter dans
sa camionnette blanche sur le chemin de l'école, la peur ne l'avait
plus quitté.
Elle se souvenait de ce
jour comme si c'était hier. La semaine précédente, elle avait
supplié Maman de la laisser partir seule à l'école. « Aucune
autre mère ne dépose son enfant devant les grilles. J'ai huit ans
maintenant. Je suis grande. »
Lasse de ses
supplications, sa mère avait fini par accepter, non sans faire les
recommandations nécessaires : « ne parle à personne, ne
monte jamais dans une voiture. N'accepte ni bonbons, ni argent, ni
boissons. » Lou avait promis d'obéir.
A la sortie du
lotissement, elle n'avait pas vu la camionnette ralentir et
s'arrêter. L'homme assis au volant était descendu à vive allure.
D'une main puissante, il l'avait projetée sur l'étroite banquette
affaissée du coffre. Lou avait voulu appeler à l'aide, se débattre,
mais un bandeau recouvrait sa bouche et des liens retenaient
solidement ses chevilles et ses poignets. Quand l'homme avait fermé
la portière derrière lui, une obscurité presque totale avait
remplacé le soleil de cette matinée de septembre.
Ils n'avaient pas roulé
longtemps. Peu de temps après l'immobilisation de la camionnette, la
portière avait coulissé bruyamment sur le côté et elle s'était
redressée, les joues inondées de larmes. Une maison se dressait
devant eux. Un instant, elle crut qu'il l'avait ramenée chez elle.
La maison ressemblait beaucoup à la sienne. Mais l'intérieur était
différent. C'était sale et poussiéreux. Il n'y avait pas l'odeur
rassurante des sachets parfumés que maman attachait aux portes avec
un joli ruban. Lou s'était mise à trembler d'une manière
incontrôlable. Maman, s'il te plaît, viens me chercher.
Des jours entiers
s'étaient écoulés. Lou demandait souvent la date de son retour.
Mais l'homme se contentait de la prendre dans ses bras, de la serrer
fort contre lui et de murmurer à son oreille : « Tu
m'appartiens désormais ». C'était lui qui avait dit d'oublier
sa vie d'avant avec Papa, Maman et sa petite sœur Elsa. Elle
s'appelait Lou à présent, et ne partirait jamais d'ici. De toute
façon, ses parents ne voudraient plus d'une petite fille
désobéissante qui montait dans la voiture du premier venu. L'homme
avait dit que ses parents ne lui pardonneraient jamais et qu'il était
inutile de chercher à les contacter.
Lou pleurait souvent le
soir dans sa chambre au sous-sol. Elle regardait le grand arbre
centenaire du jardin à travers la lucarne et voyait les feuilles
tomber, puis la neige recouvrir les branchages. Au printemps, les
bourgeons s'ouvraient. A la fin de l'été, les fruits tombaient sur
la pelouse, avec un bruit discret. Puis le cycle recommençait, mois
après mois. Avec le temps, Lou oublia son vrai prénom et sa vie
d'avant. Restait parfois le visage de Maman, qui venait en rêve et
lui intimait de ne pas perdre espoir. « Un jour, nous nous
retrouverons », disait-elle de sa voix douce et gentille.
Une voix toute différente
résonna entre les murs froids et humides de sa chambre. « Bonjour
Lou. »
L'homme venait d'entrer
dans la pièce. La tasse de chocolat chaud fumait encore entre ses
mains lorsqu'il la posa sur la table en bois, à côté du paquet de
céréales. Elle releva la tête et écouta l'homme parler. Il
n'était pas comme d'habitude. Il semblait nerveux, excité, comme
lorsque quelqu'un sonnait à la porte et qu'elle devait descendre en
toute vitesse dans la chambre au sous-sol : « Aujourd'hui,
j'ai une surprise pour toi. Demain, c'est Noël et je me suis dit que
nous pourrions aller au centre commercial tous les deux. Tu te
rappelles, nous y sommes déjà allés en été. Cette fois-ci, il y
aura beaucoup plus de monde et tu mettras une perruque blonde sur la
tête. J'aurais un postiche et de fausses moustaches. Mais je te
préviens Lou, je n'hésiterais pas à me servir de l'arme que je
t'ai montré la dernière fois. Si tu tentes quoi que ce soit pour
t'échapper, je te tuerai, toi et tous les clients du centre
commercial. »
*
Le trajet parut
interminable. La route était encombrée de dizaines de retardataires
pressés d'effectuer leurs derniers achats de Noël. Dans les
voitures, certains avaient l'air soucieux et fatigué, d'autres
semblaient heureux. Après avoir rejoint le périphérique, Pierre
prit la direction de la Porte Dauphine. Rue de Longchamp, les gens se
pressaient autour d'un père Noël assis sur son traîneau. Dans sa
chaise de sécurité à l'arrière de la voiture, Elsa balbutia un
« Er Oel » enjoué et agita la main en direction des
rênes.
Claire resta silencieuse
le long du trajet. Tout à l'heure, il avait été surpris de
s'apercevoir qu'elle s'était maquillée pour sortir. Peut-être
était-ce la fin de sa dépression ? Depuis combien de temps
n'avait-elle plus pris soin d'elle ? Certainement trop
longtemps. Malheureusement, ces efforts ne dissimulaient pas
entièrement ses pommettes devenues trop saillantes et ses cernes de
fatigue apparues dans son visage aux traits tirés. Même ses cheveux
châtains avaient foncé, accentuant la pâleur de son teint blafard.
Ses yeux, du même brun noisette que ceux d'Anna et Elsa, avaient eux
aussi cette teinte terne, délavée, sans éclat, qui était devenue
habituelle désormais. C'était tellement dommage... Claire avait été
si jolie autrefois...
Ils s'étaient rencontrés
il y avait quinze ans, le jour de la rentrée universitaire. Comme
lui, Claire louait un studio dans une résidence étudiante du
onzième arrondissement de Paris. Tous les soirs, ils se retrouvaient
dans la salle de sport. De fil en aiguille, ils avaient sympathise,
avant de se fréquenter plus sérieusement. Leur décision de se
marier à la fin de leurs études n'avait surpris personne.
Après ses deux
grossesses, Claire avait décidé de travailler à domicile. De son
côté, l'année après sa thèse, il avait obtenu son diplôme de
chirurgie générale et commencer son internat au service orthopédie
de Saint Joseph. Il avait appris sa titularisation un mois avant la
disparition d'Anna. Dès lors, chaque matin, il partait au travail en
se demandant ce qu'il avait bien pu faire pour mériter un tel
malheur. Comment un si bel équilibre
avait pu se fissurer en l'espace de quelques secondes ? Comment
et pourquoi ?
Trouver une place sur le
parking du centre commercial releva du miracle. Une camionnette
blanche venait de se garer sur l'une des deux seules places restantes
près de la station essence. Pierre laissa passer les deux passagers,
un grand-père et sa petite fille aux longs cheveux blonds, avant de
ranger son véhicule. Il coupa les essuie-glaces, regardant un moment
les flocons s'amasser sur le pare-brise, et arrêta le moteur. Sans
réfléchir aux conséquences de ses paroles, il se tourna vers
Claire : « Merci de nous avoir accompagnés, dit-il
simplement. »
Sa voix était grave,
monocorde.
A sa plus grande
surprise, son épouse tourna la tête vers lui : « Je sais
qu'on va la retrouver aujourd'hui. C'est pour cette raison que
je suis venue avec vous. »
Lentement, elle remonta
la manche de son manteau et fit apparaître un bracelet en or à son
poignet. Une breloque en forme d'ange pendait au niveau de la
fermeture. « Ce bijou appartenait à ma grand-mère,
expliqua-t-elle. Chaque veillée de Noël, nous allions voir la
crèche à l'intérieur de la cathédrale de Strasbourg. Pendant la
messe de minuit, le prêtre plaçait l'enfant Jésus sur le lit de
paille. Mamie disait toujours que c'était à ce moment précis qu'il
fallait parler à Dieu et lui demander d'accomplir des miracles. »
Les yeux de Claire
s'embuèrent. Sa voix se cassa : « Pierre, je n'ai jamais
cru aux miracles, et Dieu sait que je possède le même esprit
cartésien et rationnel que toi ; mais je me suis dit qu'on
allait la retrouver quand tu es venu dans la chambre tout à l'heure.
C'est idiot, je sais, mais c'est comme ça. »
Deux semaines auparavant,
de telles paroles l'auraient mis hors de lui. Mais c'était la
première fois que Claire communiquait depuis l'appel du capitaine
Aubertin, le chef des recherches concernant Anna, signifiant
l'abandon d'une fausse piste de plus. L'enfant découvert chez un
couple de parents adoptifs en Allemagne n'était pas leur fille.
Pierre prit la main de Claire et l'embrassa tendrement. Dans sa
chaise auto, Elsa tapait des pieds, impatiente de se rendre au
spectacle de Noël. « Allons-y, dit-il en abaissant doucement
la poignée. »
*
Les mèches blondes lui
piquaient le visage ; le vent froid lui mordait les joues ;
le contact du revolver contre son épaule la terrorisait.
Emmitouflée dans son
anorak à capuche, Lou marchait sur le parking, la main solidement
retenue à celle de l'homme. En descendant de la camionnette, elle
s'était arrêtée net au milieu de la route. Cette voiture les
laissant passer... la couleur noire brillante, les lignes parallèles
argentées, le Y inversé sur le capot... Elle avait senti ses jambes
se dérober sous elle : le monsieur derrière le volant
ressemblait comme deux gouttes d'eau à son Papa. Malheureusement,
Lou n'avait pas pu voir le visage de sa Maman sur le siège passager.
Elle aurait voulu lâcher
la main puissante qui la retenait, se précipiter vers eux, mais
l'homme l'avait déjà entraînée vers l'entrée du centre
commercial. A présent, elle marchait à ses côtés, tentant de se
concentrer sur les flocons serrés tombant du ciel ; sur la
neige s'amassant par petits tas entre les voitures ; sur les
chants de Noël, que l'on entendait sortir de haut-parleurs
invisibles. C'est un jeu, se dit-elle. L'homme ne doit se rendre
compte de rien. Elle frissonna en se remémorant ses dernières
paroles, chuchotées d'un ton doucereux qui lui avait glacé le
sang : « J'ai glissé le revolver dans la poche avant de
mon pardessus. Je n'hésiterais pas à m'en servir si tu essaies
d'attirer l'attention. »
Ils entrèrent dans le
centre commercial. Les boutiques rutilaient de décorations de Noël.
Dans le restaurant à côté de l'immense sapin décoré, une foule
de gens discutait tout en buvant des cafés tandis qu'épuisés par
leurs achats de dernière minute, d'autres se hâtaient vers les
sorties, des paquets sous les bras. Lou vit avec stupéfaction une
toute petite fille se diriger vers un homme portant un costume noir
et un talkie-walkie à la ceinture. « Je m'appelle Lucille et
j'ai perdu ma maman. » Quelques secondes plus tard, les chants
de Noël s'interrompirent et une voix de femme dans le haut-parleur
annonça la présence de la petite fille à l'accueil. Alors que Lou
passait devant un magasin de chaussure, la même voix fit savoir que
Lucille venait de retrouver sa mère. Des gens autour d'eux
applaudirent. Lou se sentit au bord des larmes. Si seulement elle
pouvait retrouver Maman... Lui pardonnerait-elle d'être montée dans
une voiture sans sa permission ?
L'homme marchait vite.
Les pieds de Lou la faisaient souffrir. Sa perruque lui pesait sur la
tête. Elle avait chaud. Les enfants qui couraient près des caisses
avaient tous enlevé leurs manteaux. Un homme habillé de la même
façon que le sauveur de la petite Lucille se tenait près de
l'entrée du magasin, face aux boutiques. Lou pensa qu'il serait
tellement facile de lâcher la main et s'élancer vers lui.
Mais que dirait-elle ? Elle ne se souvenait même plus de son
vrai prénom... De toute façon, le temps de se mettre à courir,
l'homme aurait dégainé son arme, et tiré sur la foule aux
alentours. C'était peine perdue. Comme s'il lisait dans ses pensées,
l'homme resserra son étreinte autour de sa main et ils continuèrent
leur marche.
Des dizaines de personnes
étaient rassemblées plus loin autour d'une estrade. L'homme dit
qu'ils allaient eux aussi regarder le spectacle. Les lèvres de Lou
s'étirèrent en un sourire crispé. Elle ne vit pas tout de suite la
dame coiffée d'un voile blanc s'avancer vers eux. Ce ne fut que
lorsque celle-ci se présenta qu'elle remarqua sa présence. La dame
s'appelait Sœur Catherine. De sa main libre, l'homme sortit un
billet de vingt euros de sa poche et le déposa dans une sorte d'urne
en verre. La dame le remercia avant de se tourner vers elle. Lou
sentit son souffle se couper. « Quelle belle petite
fille ! dit-elle avec enthousiasme. » L'homme n'eut pas
l'air contrarié. Il dit que ses parents ne s'en occupaient pas et
qu'il la gardait régulièrement. Les yeux emplis de compassion, la
dame se pencha vers elle. Lou recula instinctivement. « Mon
Dieu, elle est si craintive ! Elle semble apeurée. » Sans
se départir, l'homme expliqua que c'était à cause des menaces
d'attentats. On en parlait trop aux enfants. La plupart s'imaginaient
qu'un terroriste pouvait faire feu à n'importe quel moment, dans
n'importe quel lieu. Sœur Catherine tourna à nouveau la tête vers
elle. Ses yeux avaient le même regard doux que celui de Maman :
« Ne t'inquiète pas ma chérie. Il y a beaucoup d'agents de
sécurité dans ce magasin et ils ne laisseront jamais quelqu'un
faire du mal à d'autres gens, surtout la veille de Noël. »
Elle lui tendit une
friandise. « Rappelle toi que Noël est la fête du pardon. Le
bon Dieu pardonne à tous les enfants de la Terre, même s'ils ont
fait une grosse bêtise. »
Lou n'en croyait pas ses
oreilles. Comme un automate, elle suivit l'homme devant l'estrade, ne
sentant plus ses jambes fatiguées, son visage rougi par la chaleur
de l'anorak, sa perruque lourde sur la tête. Elle avait l'impression
de flotter. Si tout ce que disait cette dame au regard doux était
vrai, elle pouvait lâcher la main de l'homme et se mettre à
courir... Les vigiles l'empêcheraient de se servir de son arme et
elle pourrait leur demander de retrouver Maman. Si seulement sa
mémoire lui revenait ! Elle ferma les yeux et une longue prière
sortit de son cœur : « Bon Dieu, s'il vous plaît, faites
que je me souvienne de mon prénom ».
La foule dense et
compacte l'empêchait de voir le spectacle. Lou s'en fichait ;
elle était concentrée à repenser à sa vie d'avant. Peut-être que
de cette façon, des souvenirs reviendraient. Elle n'entendit pas la
voix de l'homme proposer de la prendre dans ses bras. Il répéta
deux fois la question. Oh oui, se dit-elle, inquiète : il
voulait la surélever pour qu'elle puisse voir le spectacle. Lou
accepta à contre-cœur ; elle détestait être proche de lui.
Avec dégoût, elle sentit ses longs bras maigres se resserrer autour
de sa taille. Elle tourna les yeux en direction du spectacle. Deux
jolies femmes aux cheveux tressés tendaient la main et souriaient
aux enfants restés en bas de l'estrade. Elles étaient vêtues de
belles robes de princesse. La voix dans le haut-parleur les présenta
comme deux sœurs : Anna et Elsa.
Lou s'agita nerveusement
dans les bras de l'homme. Quelque chose sembla exploser en elle. Anna
et Elsa, les deux sœurs inspirées du conte d'Andersen ! Comme
dans un rêve, elle se rappela les soirs où Maman venait la border
dans son lit, le vieux livre de conte ayant appartenu à sa
grand-mère dans les mains. L'histoire des deux amis Kay et
Gerda. Maman disait qu'ils avaient été remplacés par Anna et Elsa
dans le dessin animé de Disney.
Et
soudain, son nom refit surface : elle s'appelait Anna
Charbonnier, et résidait au lotissement des Clos Fleuris. Un espoir
fou grandit dans son cœur. Si elle s'échappait, elle savait quoi
dire à l'agent de sécurité pour retrouver Maman.
Toujours
coincée dans les bras de l'homme, elle ne se rendait pas compte que
ses membres s'agitaient de plus en plus. « Que se passe-t-il
Lou ? demanda-t-il. »
Rester
calme. Respirer lentement. Faire semblant. « J'ai mal aux
jambes dans cette position. J'aimerais descendre. »
L'homme
sembla hésiter un moment puis la reposa. L'instant où il lui lâcha
sa main ne dura qu'une seconde. Le moment ne se représenterait
peut-être plus jamais... Prenant une profonde inspiration, la petite
fille bondit en avant sans se retourner.
*
Le vigile Dan Bonnau
consulta sa montre. Il était 10h10 et le spectacle avait déjà
commencé. Cela faisait un quart d'heure qu'il attendait la relève.
Pendant les fêtes, la boîte embauchait des intérimaires censés
être ponctuels et qualifiés. Dan haussa les épaules ; des
incompétents surtout.
Le nombre de clients
passant les caisses s'était calmé. Dan se rappela que sa femme lui
avait demandé d'acheter du vin pour la soirée. Son service
terminait à 14 heures. Il créa une alerte sur son téléphone. Dan
replaçait le portable dans sa poche lorsqu'il vit s'avancer Sœur
Catherine. Depuis le début du mois de décembre, la religieuse
amenait toujours un chocolat ou une friandise aux caissières et
agents de sécurité. Il dit en rigolant : « Sœur
Catherine, je vous ai prévenu. Le 24 décembre, je n'avale rien du
tout... »
Il voulut continuer,
raconter combien la cuisine de sa femme était excellente les soirs
de fête, mais l'air bouleversé de la femme le dissuada de
plaisanter comme à l'accoutumée. La religieuse semblait étrangement
nerveuse. « Daniel, je dois certainement me faire des idées.
Un homme étrange, grand et portant un postiche gris sur la tête est
venu tout à l'heure faire une offrande à notre Église. Il était
accompagné d'une petite fille, qui portait également une perruque.
Elle semblait très mal à l'aise... J'aimerais que vous alliez
vérifier leur identité. Ils se sont dirigés vers le spectacle. »
Dan promit de faire le
nécessaire. Cinq minutes plus tard, il donna ses instructions au
vigile fraîchement arrivé et se dirigea vers la grande estrade
devant les boutiques. Soudain, il remarqua un mouvement de foule
inhabituel. Spectateurs et promeneurs s'écartèrent en hurlant de
l'estrade. D'une main rapide, Dan saisit son arme en apercevant la
silhouette longue et mince d'un homme qui brandissait lui aussi une
arme vers l'estrade où se tenait une petite fille terrifiée.
Avec habileté, l'agent
de sécurité Dan Bonnau tira une balle dans la jambe droite de
l'homme, qui s'écroula aussitôt. Partout autour de lui, des cris de
soulagement retentirent. La petite fille sur scène resta un moment
pétrifiée, puis éclata en sanglots.
*
« Tu es sûre de
vouloir rentrer chérie ? » Ils se trouvaient à l'entrée
du centre commercial. La balade dans les boutiques n'avait pas eu
l'effet escompté : il y avait trop de monde. Claire se sentait
oppressée, mal à l'aise. « Tu ne veux pas faire l'effort pour
le spectacle ? »
Mais Claire secoua la
tête d'un mouvement définitif. C'était trop dur pour elle ;
elle n'y parvenait pas. Ils s'installèrent au restaurant de
l'entrée, burent un café en silence. Une déception immense se
lisait dans ses yeux. Dans les bras de son père, Elsa chouinait,
tapait des mains et des pieds. « Nous ferions mieux d'y
aller. »
Ils mirent leurs manteaux
et sortirent. Arrivée devant la voiture, Claire tendit le bras pour
ouvrir la portière. « Mon bracelet ! s'exclama-t-elle. »
Pierre venait de fixer
les derniers liens du siège auto d'Elsa et écouta son épouse dire
qu'elle se rendait à nouveau dans le magasin. Elle avait
certainement dû perdre le bracelet en remettant son manteau. Il
détacha Elsa. « Viens, dit-il. Allons voir la neige. »
Claire retrouva son
bracelet au pied d'une table. Sous les puissants projecteurs de la
cafétéria, les maillons en or brillaient. Elle contempla un moment
le petit ange accroché à la chaîne, remonta la manche de son
manteau, introduisit le mousqueton dans le fermoir. Au moment où
elle s'apprêtait à s'engager dans les portes tournantes, la musique
s'arrêta et une voix résonna dans les haut-parleurs.
*
Elsa sautait dans la
neige. Le bruit de ses bottes battait la cadence au rythme des chants
de Noël s'échappant des haut-parleurs. Pierre fixait sa fille sans
émotion. Il ne remarqua pas l'agitation autour de lui, les clients
sortant du magasin l'air catastrophé, les policiers se précipitant
vers la porte. Un agent s'approcha de lui. « Ne restez pas ici.
Un coup de feu a retenti dans le magasin. Vous devez évacuer les
lieux. »
Un coup de feu.
Les mots pénétrèrent immédiatement sa conscience. Claire.
« Ma
femme est à l'intérieur, cria-t-il. Je vais la chercher. »
Il prit précipitamment
Elsa dans ses bras, se mit à courir vers la porte mais l'agent lui
barra la route, bras grands ouverts : « Circulez. C'est
trop dangereux là-dedans. »
La musique dans le
haut-parleur s'arrêta. Bouleversé, Pierre entendit une femme
annoncer qu'une petite fille se prénommant Anna attendait à
l'accueil que ses parents viennent la chercher.
*
Dan
Bonnau n'était pas un homme sentimental, mais ses yeux s'embuèrent
bizarrement en regardant Claire Charbonnier s'élancer vers l'estrade
et prendre sa fille dans les bras, silhouettes découpées parmi la
foule, comme accrochées l'une à l'autre pour l'éternité. De la
même façon que pour la petite Lucille, les gens souriaient,
acclamaient, applaudissaient. Un vrai miracle de Noël.
Un
infirmier se penchait sur l'homme à terre et appliquait une
compresse sur sa jambe. « La blessure semble profonde. Nous le
conduisons à l'hôpital immédiatement. Il n'a pas de papier
sur lui. Connaissez-vous son identité ? » Dan Bonnau écouta
attentivement un des policiers expliquer : « C'est l'agent
d'entretien de l'école primaire des Clos Fleuris. L'un des
principaux suspects dans l'enlèvement de la petite Anna Charbonnier.
Il a été plusieurs fois interrogé par la police, mais les
investigations n'ont jamais rien donné. La vache, c'était un homme
respecté, participant aux recherches et aux marches organisées par
la famille durant ces deux dernières années. Il œuvrait dans
plusieurs associations caritatives du quartier. »
Le
syndrome de Monsieur Tout le Monde, dit Dan à haute voix. L'homme
respectable, au-dessus de tout soupçon... Tu parles, pensa-t-il. Dan
resta un moment à regarder la famille réunie au complet. Un homme
mince et musclé avait rejoint la femme et l'enfant, suivi par une
gamine de trois ans aux boucles brunes. C'était émouvant. Il ne
voulait pas en perdre une miette. Sa femme voudrait tout savoir
lorsque la presse parlerait de l'histoire dans les journaux le
lendemain.
Pendant
sa déposition, Dan entendit l'alerte de son téléphone portable
dans la poche de son uniforme. Il se félicita de son initiative.
Même s'il était un héros et avait empêché un véritable carnage
dans le centre commercial la veille de Noël, c'était tout à fait
le genre de sa femme de lui rappeler qu'il avait oublié le vin pour
le dîner.
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